Mes petites obsessions ont la part belle cette année : je me replonge une nouvelle fois dans un projet qui, par bonds et rebonds, succès et échecs, découvertes et réalisations variées, va son petit chemin créatif. L'arbre, l'arbre, l'arbre !
En 2014-2015, dans mon petit costume d'étudiante en Maîtrise en Création littéraire contemporaine à l'Université du Havre, je pose sans le savoir les tout premiers jalons d'un projet qui n'a de cesse de se transformer au fil des années : une réflexion sur les arbres, personnelle mais aussi poétique, littéraire, graphique, picturale — et éditoriale, au final ! Longtemps associé à une volonté de produire un écrit intime évoquant des souvenirs d'enfance et d'adolescence, l'Arbre comme image, thème et concept, prend aujourd'hui son indépendance : il devient un sujet de création à part entière et prend sa place légitime dans ma mythologie personnelle.
Il aura fallu qu'il passe par diverses étapes et formes, se dépouille d'idées toutes faites, non pertinentes ou malvenues, à la faveur ou pas d'ateliers en Arts et en Écriture créative, de rencontres (notamment muséales) et de recherches — en particuliers universitaires —, pour que je réalise que plus qu'un embrayeur de souvenirs enfouis, il est pour moi un véritable acteur dans ma trajectoire individuelle et artistique, et que plus qu'un sujet parmi d'autres dans l'Histoire de l'Art, il est un individu essentiel, installé à la confluence de trajectoires et de réflexions nombreuses, tant artistiques, que scientifiques, anthropologiques, littéraires ou philosophiques, hier et à plus fortes raisons aujourd'hui... Chez moi, il répond également, et ce périodiquement, à un besoin d'introspections intimes et d'explorations dans les matériaux qui se concluent souvent par la fabrication d'un objet à lire.
En mai 2021, je participe à un workshop artistique (Catherine de Smet/ Université Paris 8 - Aurélie Pagès et Julien Sirjacq/ École nationale supérieure des beaux-Arts de Paris) qui me permet d'observer et d'expérimenter comme j'aime tant le faire l'édition en do it yourself. Ma participation à cet atelier de recherche-création viendra répondre à trois questionnements principaux :
1 - Comment mettre en scène une collection de textes et d'images thématiques, et du coup, de natures différentes ? Une problématique que je place au cœur de ma création de livres depuis les premiers projets publiés en 2013-2014. Cette interrogation ouvre bien sûr sur d'autres questions, comme pourquoi réunir des documents disparates, quelle peut en être la nécessité ?, quelles œuvres trouver dans l'Art contemporain qui puissent servir de modèles, de canevas ou au contraire, d'anti-modèle ?, est-ce que cette interrogation formelle peut déboucher sur une réflexion plus profonde sur le sujet lui-même, sur les matériaux, les procédés, ou encore, sur la position de l'artiste-éditrice ? Au fond concevoir un livre, ne revient-il pas à œuvrer sur plusieurs niveaux et à délicieusement se démultiplier ?
2 - Comment concevoir un projet d'édition viable, c'est-à-dire reproductible sans grever son petit budget ? Suite à quelques déboires persistants avec un imprimeur en ligne choisi pour des raisons à la fois économiques, écologiques et logistiques, je cherche dans le domaine du façonnage et de l'impression à gagner en autonomie pour la production de livres plus spécifiques.
3 - Comment développer, enfin, une maquette qui me serve en quelque sorte de prototype ? Pousser plus avant l'ambition de créer des livres d'artiste à faible tirage est un rêve de longue date, autant pour valoriser ma production, être identifiée et perçue comme artiste du Livre, que pour acquérir des savoir-faire ré-exploitables dans d'autres contextes professionnels. Objet plastique, support d'archives, lieu d'exposition et cadre d'inventions et de réinventions, le livre assume ici tous les statuts.
Pour plus de simplicité dans la présentation de ce prototype intitulé #004700, j'ai choisi d'utiliser le mode des questions-réponses :
Qu'est-ce qui a été produit ?
#004700 est un livre triptyque, composé de trois volets — trois contenus distincts. Ce sont trois éclairages personnels sur l'arbre tel qu'il est conçu dans ma création. L'ensemble est relié par des spirales et se consulte comme un catalogue, de manière verticale et horizontale.
Comment ai-je procédé ?
D'abord, choisir les contenus. Du fait d'une réflexion lente sur les arbres qui s'étale irrégulièrement sur plusieurs années, je possède une première matière conséquente et hétérogène ; elle propose à la fois des productions-types, des esquisses susceptibles d'être développées en nouvelles idées plus fermes et des œuvres terminées quoique limitées en nombre. De plus, elle s'enrichit régulièrement de nouvelles réalisations et expériences. J'ai choisi trois écrits littéraires, des dessins ainsi qu'un certain nombre de photographies. Les textes, brefs, parlent d'une relation plurielle corps humain/ corps de l'arbre. Les dessins, quant à eux, sont des fragments de travaux terminés ou de recherches s'attachant à rendre compte avec sensibilité de la diversité anatomique des arbres, l'ensemble est fait dans des techniques graphiques diverses : linogravure, lavis d'encre, papier carbone, feutre et feutre pinceau, marqueur ou tampon encreur... et des procédés tels que l'empreinte, l'accumulation, le vide, le contraste, la répétition. Enfin, les images photographiques en couleurs ont été réalisés avec un appareil numérique, sous la forme de séries au cours de balades saisonnières en Île-de-France et ailleurs (jardins, parcs, forêts ou rues) et documentent un regard, un rapport à un réel quotidien dont l'arbre constitue le point d'ancrage.
Ensuite, réfléchir à la maquette. En réalité, le choix des contenus et la réflexion sur la maquette sont deux étapes qui doivent avancer ensemble. Et, rien ne peut se faire sans posséder quelques informations concernant les modes d'impression utilisables, le type de façonnage et la reliure ; cela va conditionner la sélection de papiers particuliers — les supports. Tout est lié. Ce sont le workshop et les conditions de déroulement de l'atelier, une partie en distancielle — la phase conceptuelle —, et une partie en présentielle — la phase plus "pratique"—, qui auront cadré ma recherche du meilleur équilibre entre les contenus pluriels, l'intention artistique et l'objet à réaliser. De mon point de vue.
En chemin, en amont ou en aval, chercher dans son environnement artistique des influences, des "modèles". D'accord, des influences. Oui, mais pourquoi, qui et comment ? Dans mon parcours, le "modèle" occupe une place ambiguë : en illustration comme en dessin ou dans la fabrication d'objets (livres et poupées), je consulte le modèle, je le scrute, je l'analyse et je l'assimile avec distance et circonspection, car je suis très attachée à l'identité de mon travail, au fait qu'on n'y voit pas la redite ou le (mauvais) plagiat de tel ou telle artiste ou créateur. Cependant, à l'université comme en écoles d'Arts, il est difficile de porter une création et de la légitimer sans en déterminer, élucider ou préciser, le cadre référent. Je veux dire qu'on se doit d'opérer des rapprochements avec la démarche d'artistes reconnus-es, voire même avec des questions relevant des Sciences humaines ou des Sciences de l'Art. Ce qui, dans mon cas, revient à situer ma production au regard de l'Histoire de l'Art contemporain. Or, le problème que pose le livre d'artiste est, en premier lieu et surtout, que les questions de forme, de contenu, de public ou de médiation, qu'il soulève renvoient autant à l'Industrie, aux Arts appliqués qu'aux Arts plastiques ou à la Littérature, autant à l'édition underground qu'à la bibliophilie, selon les périodes étudiées, les problématiques envisagées et les artistes retenus-es. Alors, quel(s) modèle(s) prendre et comment s'en servir ?
Il faut recevoir #004700 comme la synthèse de plusieurs parcours de recherches de "sympathies artistiques" et d'une lecture personnelle : les séries photographiques de l'artiste minimaliste et conceptuel Sol LeWitt (1928-2007), le livre comme espace ludique à manipuler, quasiment théorisé par le peintre, dessinateur, designer et créateur de livres pour enfants Bruno Munari (1907-1998), les inventions des mises en page du texte dans l'édition de littérature contemporaine — ici en "bloc" et sans paragraphe, comme d'un seul tenant du début à la fin — , enfin, les imagiers publiés par la galerie l'Art à la page. Et entre toutes ces sources, je n'ai fait aucun choix. Et cela, non pas motivée par le désir farouche de me singulariser, mais parce que je réalise en conduisant ma réflexion que j'ai, d'une part, toujours besoin de puiser dans différentes références — elles composent, avec mes envies et mes nécessités, ma démarche artistique de création, une façon de lutter contre une tendance à l'enfermement et la séduction d'une pensée unique — et que d'autre part, je me (com)plais à "mixer" les pistes, en digérant mes "modèles" plutôt qu'en les mettant en avant. C'est pour ainsi dire ma manière de n'être sous l'emprise ou l'empire de personne tout en parvenant à convoquer, malgré tout, une filiation culturelle et/ ou artistique.
(Cette volonté d'indépendance têtue, farouche fondamentale et fondatrice — mes trois "F" —, je la tiens peut-être de mon intérêt pour la production singulière d'artistes vers lesquels je me tourne régulièrement : Louise Bourgeois, Niki de Saint-Phalle, Giuseppe Penone, Albert Dubout, Gilbert Peyre, Pierrette Bloch, Sarah Moon... Et je crois que ce qui fait "modèle" pour moi est davantage leur parcours artistique et/ ou leur rapport à l'Art que les formes que prennent leurs oeuvres.)
Et au fait, qu'en est-il de l'impression et du façonnage ?
La phase "pratique" de ma recherche se tiendra au sein de l'ENSBA : ce qui revient à profiter heureusement de l'atelier d'impression et à observer autour de moi comment les étudiantes et les étudiants en édition conduisent leurs propres recherches. L'enjeu de mon prototype sera de présenter harmonieusement des contenus visuellement hétérogènes ; j'ai donc eu recours à différents modes d'impression pour répondre à cette exigence. L'occasion est trop belle ! Je veux explorer toutes les potentialités des matériels mis à disposition pour parvenir à mes fins artistiques : imprimantes (risographie, laser haute qualité, traceur), massicot industriel, relieuse.
Aussi, ai-je volontiers opté pour des supports variés : papier calque (texte), papier photo (tirages numériques), papier multi-technique blanc et papier kraft uni (dessins). Aussi, ai-je imprimé en couleurs des dessins en noir et blanc, et en noir et blanc des photos couleurs à l'origine... Aussi, me suis-je amusée à manipuler un peu mes images de départ, je veux dire, les agrandir, les recomposer... et à m'en remettre parfois au hasard de l'impression, à mes erreurs. Aussi, ai-je appris à réfléchir à la découpe, à la prévoir et donc, à l'organiser depuis la conception de la maquette sur mon ordinateur... Et au final, si j'ai en main un prototype qui a ses qualités et ses défauts, j'aurai également et involontairement produit un ensemble de traces susceptibles d'ouvrir sur d'autres projets à venir — d'édition, mais pas seulement ! J'ai en outre pris beaucoup de plaisir à découvrir les principes de la risographie ou à utiliser un traceur (= une grosse imprimante jet d'encre capable d'imprimer des travaux de très (voire de très) grand format sur des supports pouvant aller jusqu'à 600g/ m2 d'épaisseur).
Relier, c'est finir le livre ?
En quelque sorte, une reliure solide permet au livre d'être bien manipulé et de durer ; une belle reliure lui donne de la personnalité. Et, je dois avouer que quand j'ai une idée en tête, il faut que je la réalise même si elle semble compliquée ou bizarre pour d'autres, c'est pratiquement un trait de caractère : être convaincue. Ma volonté était de proposer un prototype ludique qui offre des jeux de correspondances, des passages entre les trois volets dont les contenus puissent dialoguer — un peu comme un livre pour enfants mais destiné aux adultes... De plus, le livre d'artiste que j'étudie depuis plusieurs années m'autorise à penser que là aussi, il y a matière à création et créativité, que l'industriel peut rejoindre l'artistique. Les spirales se sont donc imposées dès le départ. Réaliser moi-même #004700 m'aura permis d'en apprendre plus sur ce type de reliure. Par exemple, sur le rapport entre la taille des spirales ainsi que leurs formes avec les dimensions et les fonctions du projet à relier.
Avant de conclure cette présentation, il me faut souligner la difficulté qu'ont représenté, un, l'impression de la couverture en jet d'encre, deux, la découpe précise des papiers selon trois formats distincts.
Les caractéristiques de l'impression doivent correspondre au projet et pour cela être vérifiées sinon modifiées à chaque fois que nécessaire. C'est d'autant plus vrai quand l'opération a lieu dans un atelier collectif où chacun-e imprime selon ses besoins et peut être amené-e à changer les réglages précédents. Je remarquerai que, selon les supports choisis, une image imprimée à partir du même fichier numérique photo et du même logiciel peut changer d'aspect, d'impact, de définition ; je comprendrai aussi qu'être attentive aux modes RVB et CMJN dont la détermination n'a eu que peu d'influence jusque-là sur les impressions numériques de mes autoéditions, est ici une étape cruciale pour la qualité et la fidélité du rendu final, en particulier avec une impression au traceur.
De plus, pour une couverture constituée de trois parties avec une seule image qui s'y déploie comme pour mon prototype, il convient de faire un travail de précision au regard de la coupe au massicot. Ce que j'apprends d'ailleurs au cours de mon workshop, c'est qu'en édition, une toute dernière coupe est normalement prévue pour ajuster les pages intérieures et la couverture. Pour mon livre, elles ont donc été coupées deux fois, ce que je n'avais pas anticipé. Et, au montage, du fait de la nécessité de cet ultime travail d'harmonisation un peu chaotique, de légers décalages se sont faits sentir. Par contre, j'aurai très bien anticipé la largeur des marges de gauche.
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Une autre de mes caractéristiques ? La rumination et la pensée qui progresse en spirales ; cet article fait suite, élargit, reprécise ou réoriente des idées développées dans d'autres articles. Ainsi de :
- Dessiner en atelier d'artistes : http://www.lehorlart.com/2021/03/dessiner-des-arbres-au-sein-d-un-atelier-d-artistes.html
- Problématique(s) acides d'une recherche thématique : http://www.lehorlart.com/2021/01/un-arbre-comme-sujet-de-recherche-personnelle-et-professionnelle.html
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