À la Halle Saint-Pierre, la "S"
Je sors de ma réserve habituelle pour parler crûment et franchement : c'est que du bon pour mes petites mirettes brunes en mal de jolies choses admirables. Comme vous ou comme certaines et certains d'entre vous, j'ai besoin de vivre l'Art au contact de l'Art : déambuler dans les salles successives, se perdre un peu dans la scénographie, échanger quelques mots — perplexes ou satisfaits — avec d'autres visiteuses, d'autres visiteurs, se planter devant un tableau, une sculpture, une tapisserie, un livre d'artiste..., entrer dans une intimité avec, rester pantoise devant, être conquise par ce qui se déploie devant soi, rien ne vaut ce moment de contact particulier.
Chez moi, une habitude sensible — et tenace — que n'ont pas pu égratigner d'un iota les vrais efforts des institutions, galeries, associations culturelles et artistes pour donner accès, durant le confinement, aux œuvres d'art et évènements en ligne, notamment avec les MOOCs et de jolies vidéos. En fait, disposer de 40 cm sur 30 cm pour visiter virtuellement un espace concret de plusieurs dizaines de mètres carrés, c'est définitivement pour moi une toute autre expérience. J'ai du mal — définitivement !
Au Centre Pompidou, le Tropical Garden II de Louise Nevelson
Parlons peu, parlons bien. Illustré de quelques images photographiques et vidéographiques, un compte-rendu personnel de trois expositions d'Art moderne et contemporain vues récemment : la première, dans le registre de matrimoine artistique, Women in Abstraction/ Elles font l'abstraction au Centre Georges Pompidou, la seconde, dans le registre de l'analyse de l'image projetée, James Coleman présente ses pièces vidéos racontées, toujours à Pompidou, la troisième, dans le registre du singulier et du bizarre bizarre, avec Dans les têtes de Stéphane Blanquet à la Halle Saint-Pierre.
1) Abstraction, quand tu me tiens ou le matrimoine artistique s'expose !
Le Centre Pompidou (Paris 4ème) est actuellement en travaux mais ses activités culturelles et artistiques se poursuivent et sont accessibles à condition de penser à réserver sa place. En amont de l'évènement Women in Abstraction, une grande et très riche exposition des trop nombreuses artistes éclipsées (minorées, muselées ?) par l'Histoire, le musée a judicieusement proposé un MOOC pour re-découvrir les femmes engagées ; dans bien des disciplines, elles auront participé voire anticipé les formes et les mouvements d'avant-gardes qui ont façonné l'Histoire de l'Art occidental à partir de la fin du 19ème siècle, telle qu'elle nous est racontée. Et pourtant cette histoire-là, celle des femmes "guerrières" et de leur génie, est très peu connue du grand public, ou y a peu accès. Le Centre raconte le parcours de l'art abstrait "au féminin" à travers un cheminement dans des œuvres graphiques, picturales et plastiques, qu'il considère comme marquantes et caractéristiques, couvrant une période s'étirant de la fin du 19ème siècle jusqu'à aujourd'hui. On verra ainsi les artistes (s')expérimenter et (s')explorer dans bien des disciplines : tapisserie, mode, costume de scène, scénographie et décor de théâtre, sculpture, installation, cinéma d'avant-garde, danse, peinture, sculpture, photographie, dessin...
Au fait, qui sait que pour écrire son fameux Du spirituel dans l'Art et dans la peinture en particulier, quasiment l'origine de l'Art abstrait, le peintre russe Wassily Kandinsky a été influencé par la pensée d'une philosophe ? Qui sait que, contrairement à leurs "homologues" masculins qui ont tardivement entrepris de croiser les disciplines artistiques entre elles ou réfléchi longtemps à comment abolir la frontière Art/Vie, les femmes artistes ont tout naturellement et dès le début de leur pratique, associer à leurs recherches artistiques les enjeux posés par la vie quotidienne et œuvré dans différents champs artistiques en même temps, sans la moindre difficulté ?
Enthousiaste ? Oui, absolument ! Convaincue ? Cela reste à voir. Ce qui m'a gêné, au final ? Peut-être le sentiment d'un trop grand foisonnement — à défaut d'être approfondie, l'exposition semble avoir pris le parti d'être malgré tout exhaustive. Peut-être l'apparente sous-représentation des continents africains, des territoires d'Amérique centrale et du sud comme des îles. Mais n'étant pas une spécialiste de la question, je me dis qu'il doit forcément y avoir une très bonne raison... Par exemple, l'absence de besoin chez les artistes non-occidentales d'exclure la ressemblance dans la représentation d'un objet ou l'indifférence ressentie pour la relation abstraction/ réel/ réalité ?
Ceci étant souligné, Elles font l'abstraction a le mérite de mettre les pieds dans le plat d'une histoire de l'art volontiers patriarcale et de (re)considérer en filigrane la question du "génie". Hé, oui, je m'emballe, je papote, je conjecture. Somme toute, la meilleure (re)présentation de l'évènement sera toujours celle que l'on se fait soi-même et par soi-même, alors foncez ! Et parmi tant d’œuvres exposées, un collage dynamique tout en couleurs de Sonia Delaunay-Terk, une double création dada de Sophie Taeuber-Arp et une œuvre tissée de Sheila Hicks.
2) Chut ! Séances diapos : analyses de l'image projetée
Ce que j'aime dans le fait de déambuler dans un musée avec un ticket qui me donne accès aux collections permanentes comme aux expositions temporaires, c'est la rencontre fortuite : entrer dans une salle parce qu'il y a de la lumière, tout simplement, et voir ce qui se montre. La surprise, en somme ! Rien ne remplace avant de décider de se déplacer, me direz-vous, l'étape de la prise d'informations en amont — "la pertinente préparation de la visite". Pour ma part, j'aime savoir qu'il est toujours possible, en plus de l'exposition réservée, d'aller zieuter ce que je n'ai pas prévu d'aller voir.
Ainsi des installations vidéos de l'artiste plasticien d'origine irlandaise James Coleman (1941-...) De vous à moi, l'Art vidéo au musée est toujours une expérience esthétique compliquée : soit il n'y a pas assez de chaises pour s'assoir devant les écrans, soit la proposition visuelle est très longue, ça rallonge le parcours de la visite de façon inopportune, soit les conditions d'audition et de réception ne sont pas optimales, soit enfin, les œuvres proposées ont l'air abscons ou semblent arriver comme un cheveu sur la soupe au cours de la visite. Bref, l'Art vidéo pourtant très présent dans les collections contemporaines souffre d'une médiation et d'un certain confort. Tout est différent qu'on est avertis-es que l'essentiel de la visite sera constituée de films, procédant de plusieurs installations de projecteurs de diapositives et de textes lus dans de vastes salles plongées dans l'obscurité. L'exposition n'offrira ici que cela. Ni l'image fixe d'un tableau ni le mouvement que sous-entend une sculpture autour de laquelle il faut tourner ne viendra concurrencer les dispositifs de narration présentés ici. La rétrospective se compose des "tableaux vivants" majeurs de l'artiste consistant en la projection successive de diapositives synchronisées à une bande sonore.
J'ai personnellement beaucoup apprécié de ne pas vivre ce déchirement, celui de devoir choisir entre regarder une œuvre vidéo ou filmique ou regarder une suite d'œuvres en 2D. J'ai en outre beaucoup apprécié ma surprise : si les films de J. Coleman jouent sur une certaine épure héritée de l'Art conceptuel, le fond n'en demeure pas moins poétique, curieux ou séduisant, voire drôle et cocasse. Ici, on décryptera pour vous une image d'apparence banale, ordinaire : Slide Piece (1972-1973) présente implacablement un coin de rue, une station service, une suite d'immeubles, des voitures garées... Ici, on vous racontera l'histoire d'un enregistrement façon roman-photo en Technicolor et costumes de scène : Lapsus Exposure (1992-1994). Ici encore, vous suivrez l'acteur américain Harvey Keitel, seul et magistral, prononcer un monologue de Sophocle (Retake with Evidence, 2007). Ou vous entrerez dans l'espace perturbant d'Initials, 1993-1994, procédant par succession de plans en lents fondus enchaînés.
Ici, en définitive, s'entremêlent "plusieurs niveaux de fiction induisant eux-mêmes différentes temporalités traversant les champs de l'identité et de la subjectivité." (Cf. Commissariat d'exposition de Nicolas Liucci-Goutnikov).
3) Du brut singulier et bizarre dans la pupille
Enfin, arrive Dans les Têtes de Stéphane Blanquet, la plus terrible des expositions réservée aux yeux avertis et friands de contre-culture : l'auteur de bandes dessinées, dessinateur et artiste plasticien né en 1973 investit le musée parisien spécialisé dans l'Art brut avec ses mythologies personnelles et ses invités, artistes et artistes triés-ées sur le volet. La visite sera bizarre, un peu dérangeante, carrément insolite, protéiforme, monumentale — et un brin musicale ou cacophonique, c'est selon la sensibilité. L'artiste touche-à-tout nous ouvre au rez-de chaussée de la Halle son univers plastique peuplé de monstres, de créatures hybrides inquiétantes, d'autoportraits, de fragments de corps, d'objets rares. Les œuvres sont ici dessinées à l'encre, peintes, tricotées, fondues, moulées, mystérieusement assemblées puis mises en mouvement, cousues, suspendues ; c'est de mon point de vue un monde foisonnant, monochrome et multicolore à la fois, qui évoque tour à tour la douleur du corps malade, les mondes imaginaires, les fantasmes, les obsessions, le désir et le délire des sens.
Au premier étage, les invités-ées de S. Blanquet, composent, quant à eux, une cosmogonie singulière défendue par l'artiste dans le cadre de son manifeste artistique Tranche de racine. Autant de créateurs français et étrangers, une cinquantaine, autant d’œuvres ouvrant sur des univers ou des discours personnels dont certaines sont d'une très grande puissance d'évocation, le tout proposé dans un vaste work in progress car l'accrochage varie et évolue sans cesse tout au long de ce que l'on pourrait appeler une carte blanche offerte à l'artiste. Par exemple, l'installation Erenhini de Pablo Querea qui propose une rencontre avec 500 portraits de petit format et griffés à l'encre, un terrible et monumental face-à-face avec une humanité grimaçante et silencieuse.
Deux petits bémols, cependant, à cette exposition remarquable : au rez-de chaussée, bien que la scénographie soit formidable — tant de choses à voir donne le vertige, un vrai cabinet de curiosités ! — , on se perd parfois dans la signalétique et finalement, on en apprendra peu voire rien sur les techniques utilisées ou le sens que l'artiste donne à ses gestes artistiques, dessins, installations, objets cousus, séries, vidéos, tapisseries... À défaut de comprendre, faudra-t-il plutôt ressentir. À l'étage, on regrette des cartels un peu brefs qui mentionnent trop succinctement les artistes, leurs démarches et les techniques utilisées, encore une fois, là où certains-nes exposent leur travail pour la première fois, c'est dommage, on reste sur sa faim. Alors à chacun-e, visiteur, visiteuse, d'aller chercher les informations nécessaires ailleurs sur celles et ceux qui auront retenu son attention.
Note : Un mot apparaît en rouge ? Je signale que l’œuvre en question peut heurter la sensibilité. Mais la proposition de S. Blanquet tout en présentant un grand attrait par la diversité de ses formes s'adresse plutôt à un public adulte.
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Petit rappel :
Elles font l'abstraction, Centre Pompidou, jusqu'au 23 août 2021
Dans les tête de Stéphane Blanquet et Tranche de racine, La Halle Saint-Pierre, jusqu'au 2 janvier 2022
James Coleman, Centre Pompidou, jusqu'au 22 août 2021
Bonne visite et bonnes découvertes !
©ema dée