On rencontre, on croise, on tombe sur toutes sortes de gens au cours de sa vie. Des gens géniaux, des gens extraordinaires, des gens simples, des gens admirables ou des personnes horribles, mal attentionnées, égoïstes, tels des monstres, sorcières ou ogres, prisonniers dans leur enveloppe humaine et dont l'âme sombre et retorse se manifeste dans des actes répréhensibles, méchants, honteux. On aimerait tant ne pas avoir à croiser cette catégorie de gens, inutile, improductive, injuste ! À quoi peut-elle bien servir dans une vie ? Mais la vie est ainsi pleine de surprises, d'imprévus, de rencontres et d'expériences marquantes qui lui donne ce goût doux - amer si particulier.
J'ai pour ma part, en effet, rencontré toutes sortes de gens, je n'ai pas beaucoup voyagé, j'habite non loin de mon lieu de naissance. Je n'ai finalement jamais vraiment quitté ma région, je suis bien allée ailleurs, quelques fois, dans des régions étrangères, dépaysantes, mais au final, je ne peux pas dire que c'est surtout durant mes voyages que j'ai rencontré les gens que j'ai rencontrés. Je me rappelle de beaucoup d'entre eux qui ont vécu un moment, non loin de moi ou moi, non loin d'eux. J'ai retenu des noms - beaucoup - en me demandant pourquoi celui-ci et pas celui-là ? Et je me rappelle d'images. Floues. Des images floues jaillissent du puits profond de ma mémoire et viennent dialoguer avec les images quotidiennes, les parasiter et brouiller ma perception de la réalité. Ce sont les contours flous de visages connus, le détail caractéristique de visages familiers, des morceaux de visages - rarement des visages entiers - qui surgissent comme une lumière dans le tunnel obscure de mes souvenirs, comme des flashs courts, violents, reçus en pleine figure. Ce sont des impressions, fugitives, des murmures ou les cris d'une présence... étouffée.
Si j'essaie de faire la netteté sur ces visages, il arrive que tout disparaît ou alors, d'autres souvenirs reviennent, des lieux, des situations, des extraits d'existences dans lesquelles j'ai eu à jouer un rôle principal ou secondaire, c'est comme une sorte de film dont il manquerait les 3/4 ! Je m'étonne souvent d'être capable de cela, par exemple, citer des noms entiers, les situer géographiquement et dans le temps. Il arrive que ma machine mémorielle ait des bugs, elle produit des agrégats de visages, les traits reconnus sont agglutinés les uns aux autres. Dans mon esprit habitent, entre la mémoire de mes gestes quotidiens et celle des expériences qui font ce que je suis, des foules entières d'hommes et de femmes à la présence familière. Qu'est-ce qui fait que malgré le temps, qui apporte son lot régulier de nouvelles rencontres, qu'est-ce qui fait, oui, que je me souvienne d'un ami d'école maternelle, d'un visage croisé dans un bus, d'une voix, d'un rire, d'une chevelure qui glisse ou d'une main potelée, posée sur une épaule... et que je ne me souvienne pas du prénom de mon voisin de bureau ? Il ne mérite peut-être pas encore d'entrer dans mon panthéon personnel. Y rentrera-t-il un jour ?
Je fais de temps à autres cette expérience : je cherche à retrouver le ou la propriétaire du visage, de cette chevelure, de cette main, de cette voix... J'enquête sur les ressorts secrets de ma mémoire. Je vais sur Internet et je rentre des noms de lieux, des rues où j'ai habité, d'écoles, collèges, lycées que j'ai fréquentés, ou je cherche les produits d'une même marque représentative d'une époque ou une chanson, un clip vidéo, un spot publicitaire. J'attends alors que le flou des visages fasse place à des amis souriants, à des amours tendres de jeunesse - forcément bienveillants, pourquoi enquêterais-je sur le Mal, la Douleur et la Tristesse ? Je laisse se dérouler le fil des expériences passées avec curiosité et plaisir. Je me découvre différente. Je marche dans des quartiers urbains tranquilles, des campagnes paisibles, des cours de récré désertées... Je parcours en esprit des lieux intérieurs peuplés de foules.
Il y a dans ces foules de contours, des réguliers, c’est-à-dire des visages récurrents qui jaillissent plus souvent que les autres et séjournent plus longtemps à la surface de ma conscience. Si je tourne plus vigoureusement l’objectif de ma vision intérieure, je vois que ce sont les visages d’amies de collège et de lycée principalement. Et, derrière les visages qui s’agitent un peu - presque pas, à vrai dire – il y a des journées de pique-nique estival sur un petit coin de verdure clairsemé près d’un immeuble HLM à Saint-Michel-sur-Orge, Essonne. Il y a des barres de rire devant les grilles de l’établissement d’enseignement secondaire Nicolas Boileau. Il y a des scènes de moqueries publiques à l’attention des garçons qui passent et repassent devant nous, juchés comme des singes sur des mobylettes ou des scooters trafiqués, dans la grande rue Saint-Saëns...
Pourquoi surtout elles, ces figures jeunes et jolies ? Des amies plus lointaines font surface elles aussi, mais plus rarement, elles occupent des lieux ouverts verdoyants ou gris ou jaune sable, un foyer aux murs couverts de lierre, une route brûlant des orteils qui dépassent de sandales spartiates en cuir. Ou elles fêtent mon anniversaire dans ma chambre d’écolière à Châtillon, font des rondades la culotte à l’air – on peut presque lire les jours de la semaine imprimés dessus. Ou bien, elles boivent du chocolat au lait en discutant d’un projet de journal scolaire ; je suis partie avant qu’il ne naisse. A-t-il vu le jour ? Si je creuse encore, je suis aspirée soudain, chahutée, ballottée dans une spirale où nagent des centaines de visages muets, je suis prise de vertiges, d'engourdissements. Quand les rencontres d'aujourd'hui deviendront-elles à leur tour des contours, des fragments, des cris, ces visages muets ?
Je me demande alors que j’écris ce qui les réveille, ce qui les fait remonter à la surface... Reviennent-elles pour me rappeler, dans des moments où je me perds, qui j’ai été ? Servent-elles à évaluer le chemin ? M'intiment-elles l'ordre à leur manière de rectifier le tir, le cours de ma vie ? Sont-elles là à chaque fois que j’ai besoin de me réveiller d’un trop long sommeil ?
J’ai tenté de figer une bonne fois pour toutes ces réguliers, en les dessinant, je me suis appliquée, l’objectif sur la plus longue focale. Munie donc de mon outil de précision, j’ai cherché à immortaliser ces visages qui n’existent nulle part ailleurs qu’en moi. J'en ai fait des portraits accompagnés de phrases qui leur appartiennent, je leur attribue des pensées qui leur appartiennent, enfin, il me semble... Oserais-je confronter un jour ces pâles imitations, ces troublants fac-similés, à leur original ? Je préfère peut-être vivre dans les écarts. L’écart entre ce que je sais de ces visages que je reconnais et leurs propriétaires, l’écart entre leurs contours flous fuyants et la netteté absolument précise de mon trait à la plume sur le papier blanc. Je dessine celle-là avec un visage rond, peut-être l’a-t-elle ovale en réalité, et demain, m'apparaîtra-t-il carré ? Reviendra-t-il demain ?
Au cours de mes missions professionnelles, j’ai eu l'occasion d'entrer en contact avec des personnes touchées par la maladie d'Alzheimer. C'est une maladie incurable dite neurodégénérative, c'est-à-dire qu'elle atteint et détruit irrémédiablement les neurones. Les pertes de mémoire, à différents degrés, sont à la fois une manifestation et une conséquence de cette maladie du cerveau. Il n'existe actuellement aucun traitement permettant d'en guérir seulement quelques solutions - aux effets positifs disparates - pour en ralentir la progression. Il y a plusieurs mémoires, cette pathologie n’atteindrait pas celle qui conserve les souvenirs anciens, paraît-il.
L'idée de parler à des femmes et des hommes qui la semaine, le jour, l'heure, la minute, la seconde d'après, ne souviendront pas de la teneur de la conversation qu'ils ont eue avec moi me fait froid dans le dos. Que dire de mes familiers qui ne me reconnaîtront plus ? Et, souffrirai-je moi aussi de cette maladie plus tard ? Si le temps finit par me dévorer le cerveau de manière irréversible, que restera-t-il de mon peuple de visages amis, de ces sourires, de ces regards, de ces noms ? Si le temps va jusqu’à fouiller mes commodes et mes armoires, vider mes tiroirs et tenir une grande braderie de mes souvenirs, que restera-t-il de ce qui fait ma folle et douce mélancolie des temps révolus ? Deviendrai-je alors cette fragile coquille, sans âmes ni revenants, tenue - ténue - par une carcasse tremblante, oubliée sur une chaise, cette feuille transparente brinqueballée par un vent résolu, cette barque sans gouvernail ni rames ni destination poussée vers le vide ? Habiterai-je une maison assaillie de visages méconnaissables, de mains inhospitalières et d'yeux effrayants de silence ?
Dans l'attente de ce moment probable mais pas certain, où il n'y aura que des vides, je jardine dans le verger de ma réalité.
© ema dée
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